L’ombre du crépuscule d’une fin d’été recouvrait peu à peu les demeures et la campagne environnante. Déjà, des lumières commençaient à scintiller de ci delà… Un chien aboya au loin, brisant temporairement le calme régnant en maitre sur la ville de Goyes. Un cycliste, légèrement enivré, roulait péniblement sur le trottoir de l’avenue MontSoleil. Prenant un virage à droite un peu trop serré pour entrer dans la rue Marivaux, ce dernier évita de justesse deux poubelles. en un écart exagéré. Pestant tout en tournant maladroitement le guidon pour se remettre dans l’axe, il manqua de chuter devant le grand portail de fer forgé noir de la propriété du couple Fayard.

Sur le pas de la porte de leur maison, Dulcinée scruta les ombres engloutissant peu à peu son jardin. Une douce brise de fin d’été lui flanqua la chaire de poule. Par réflexe, elle croisa les bras contre sa poitrine, frottant légèrement ses biceps du bout de doigts. Elle aurait dû prévoir un gilet…

La jeune femme resta ainsi quelques instants, comme si elle cherchait à communier avec les ténèbres naissantes. Délicatement, elle fit demi-tour et ouvrit la porte de bois blanc. Frissonnante et le cœur serré, elle soupira en pénétrant dans le petit sas de l’entrée. Elle quitta ses chaussures sans même se baisser, juste de la pointe des orteils. Pieds nus, elle se dirigea d’un pas lent et déterminé vers la salle de bain,.

Ce qui devait arriver n’allait pas tarder… Telle était la certitude qui nourrissait son être à présent. Dans la salle d’eau, Dulcinée prépara tout ce dont elle avait besoin. Elle ferma la bonde de la baignoire et fit couler l’eau doucement sur sa main afin d’ajuster la température à son goût. Elle saisit un pot posé sur le rebord blanc. Elle l’ouvrit et versa une poignée de sels marins qui sentaient bons la rose et la pivoine dans le creux de sa main. Elle les essaima du bout des doigts dans l’eau qui commençait à monter. D’une main experte, elle remit le pot refermé exactement à la même place et s’empara sans hésitation d’une fiole en verre teinté, pressant par la même occasion la poire du bouchon. Cela eut pour effet de remplir le compte-goutte baignant dans une sorte d’huile assez fluide, savant mélange de son cru. Elle dévissa le bouchon et ajouta exactement 20 gouttes du liquide. Au contact de l’eau, les perles légèrement ambrées libérèrent un discret parfum doucereux et musqué. Trois bouchons pleins à ras de bain moussant furent enfin ajoutés.

Tout était parfait. La jeune femme se déshabilla, posant délicatement chacun de ses vêtements sur la chaise en femme organisée qu’elle avait toujours été. Nue comme un ver, elle jeta un regard fatigué presque nostalgique dans la glace au-dessus du lavabo qui lui faisait face. Son mari, Evidence, n’allait pas tarder à rentrer. Elle ne devait pas trainer si elle ne voulait pas gâcher la surprise qu’elle lui réservait. De la pointe du gros orteil, elle testa la température.

« Juste comme il faut… » laissa-t-elle échapper dans un souffle discret.


Se saisissant d’un objet vert pâle à peine plus grand que sa main, elle entra et s’allongea dans la baignoire. Ses lèvres fermées s’étirèrent en un faible sourire satisfait tandis que ces paupières se fermaient délicatement. Ses sens s’ouvraient peu à peu à l’univers relaxant qu’elle venait de créer. Elle joua un court instant avec celui qu’elle avait emporté pour partager sa baignade.

Ayant obtenu ce qu’elle voulait, elle glissa légèrement en repliant les genoux. Ses bras plongèrent doucement et se blottirent le long de son corps. Sa main libéra délicatement son compagnon de jeu qui alla se nicher entre ses talons. Savourant la chaude et bienfaisante caresse de l’eau sur sa peau, inhalant les effluves qui envahissait la pièce, écoutant la symphonie de crépitements émis par les bulles mourantes de la mousse naissante, Dulcinée se détendit et s‘assoupit, happée par la rassurante présence de ses souvenirs…

Des volutes d’un fin brouillard laiteux tourbillonnèrent dans la tête de Dulcinée. Peu à peu, elles s’entremêlèrent et s’assemblèrent. Des images commencèrent à se former… Un soupir s’échappa tandis que la jeune femme plongeait dans les brumes d’un songe. Son esprit arriva bientôt dans une pièce qui lui parut aussitôt familière.


Dans les 12 mètres carré, trône fièrement en position central un lit des plus rudimentaires : un sommier posé à même le sol, surmonté d’un matelas gonflé en son centre d’une masse informe mais visiblement humaine à en juger par le pied qui dépasse de la couette aux couleurs rouge orangées. Une main émerge vivement de cet amas et vient s’écraser sèchement sur le maudit braillard tandis qu’un grognement sourd brise le silence.

« Arfffff… Ta gueule !  » 

Tel un monstre vorace, la couette se replie immédiatement pour engloutir la masse humanoïde dont bientôt plus rien ne dépasse. Le silence reprend alors possession des lieux pour un court instant. ..

8h15... De nouveau spasmes agitent la ouate dévoreuse. La couette semble vouloir vomir cracher la créature nichée en son sein. Un mouvement frénétique secoue ses entrailles. Soudain, dans une simili explosion de linge rabattu, jaillit une masse de cheveux bruns hirsutes éructant :

« Putain ! Je me suis rendormie ! J’vais encore être à la bourre !! Fais chier ! »

Dulcinée, trente-deux ans, célibataire, endurcie selon ses dires, vient de se réveiller. L’œil vitreux, le teint pâle, les yeux cerclés des résidus de khôl de la veille et les cheveux dressées sur la tête, témoins d‘une nuit agitée, la jeune femme se redresse plaquant son dos contre le mur. Au dessus de sa tête trône fièrement un poster du groupe Kiss dont Dulcinée pourrait faire partie tout de suite. Comme tous les matins depuis bientôt dix ans, elle repousse vivement le bord de la couette tandis qu’elle se redresse pour s’assoir sur le bord du lit. Vêtue d’un tee-shirt trop grand pour elle, sur lequel trône fièrement un ridicule titi, la jeune femme tâtonne du pied pour trouver ses pantoufles roses, les yeux fermés, plongée dans l’état comateux de ceux qui n’émergent réellement qu’après avoir bu au minimum trois tasses de café.

Deux grognements, une remise en place de petite culotte en coton plus tard et voilà notre trentenaire debout, le regard vitreux, le teint brouillé et la coiffure crêpée. Laissant trainer ses pieds sur le carrelage de l’appartement, la brunette bifurque dans le couloir, et s’avance d’une démarche hasardeuse, manquant de tomber en s’entravant dans une paire de chaussures à talons abandonnées là la veille. Continuant son périple, la jeune femme arrive dans la cuisine et dans un geste digne d’un somnambule met en route celle qui est depuis le début de sa vie d’adulte sa meilleure amie du matin ; la cafetière électrique. Tandis que la machine commence à ronronner, la mal-réveillée fait demi-tour en direction de la salle de bain, évitant cette fois les traitres souliers .

Un énième soupir ponctue son arrivée dans la salle d‘eau. La luminosité ambiante lui fait plisser les yeux. Un rapide regard dans la glace sur sa droite lui arrache une grimace. Heureusement qu’elle est célibataire songe-t-elle devant l’étendue des dégâts nocturnes sur sa personne. Une pensée irradie dans son cerveau devant cette vision anti-glamour à souhait. Il est temps de reprendre les choses en main… tout en se déshabillant, Dulcinée s’interroge sur la durée de son célibat… 8 ans ? 9 ans ?… Les petits  crunchs, comme elle aime à appeler les grandes histoires d’amour qui ne vivent pas plus d’une semaine, comptent-ils ?

Le brouillard reprend dans la tête de Dulcinée. Les images deviennent floues, s’estompent… D’autres les remplacent… Dulcinée est à nouveau dans son bain. L‘eau coule toujours en un divin clapotis régulier. Il serait temps peut-être temps que la jeune femme songe à fermer le robinet. Cependant, elle ne le fait pas : pour rien au monde, elle ne voudrait arrêter cette douce sensation de sérénité absolue dans laquelle elle se trouve. Evidence entre sans ménagement dans la salle d’eau qu’elle n’a pas fermée à clef. Dans un battements de paupières elle croit voir un sourire radieux sur le visage de son époux et peut-être une lueur malfaisante dans son regard. Elle croit l’entendre dire quelque chose tandis qu‘il coupe l‘eau.

« Encore quelques minutes dans le bouillon… »

Ses paupières se referment tandis que Evidence lui dépose un baiser sur le front. Sous la mousse épaisse, l’eau teintée de rose est chaude à souhait. Des volutes d’essence de fleurs légèrement ferriques s’en échappent…

Soudain quelqu’un ou quelque chose la sort de sa plénitude… Que se passe-t-il ? ... En un battement de paupières, Dulcinée se tient devant le psyché d’une chambre à coucher. Une fraction de seconde suffit à la jeune femme pour comprendre qu’elle venait de se téléporter à un autre moment de sa vie. Une petite voix ironise dans son subconscient :

« Ahhh, la magie du pays des rêves… On est dans un endroit et l’instant d’après on est ailleurs… En moins de temps qu’il faut pour le dire »

La brune se détourne un instant de l’oblong miroir pour identifier le nouveau lieu où elle a atterri. Le mobilier de style anglais, en noyer, est succinct : un lit deux places recouvert d‘un boutis blanc crémeux, une table de nuit sur laquelle se dresse une lampe de chevet rose pâle, une armoire à trois portes et le fameux psyché. La fenêtre mansardée diffuse une lumière blanche dans laquelle volètent de fines particules de poussière. Le papier peint jaune ocre associé au parquet de miel ciré renforce le côté cocon de cette pièce. Dulcinée est dans sa chambre de jeune fille, dans la maison de ses parents.

Elle revient à présent au miroir et jette un regard sur ce qu’il lui dévoile. Elle se voit de pied en cap. Elle est vêtue d’un jogging en velours gris perles qui semble un peu grand pour elle. Sa main gauche se lève pour aller se glisser dans sa chevelure qui lui parait bien terne et peu épaisse. Ses doigts ressortent de ce qui avait étébune indomptable crinière, couverts d’une poignée de cheveux sombres et fins. Une grimace balafre son doux visage tandis qu’elle les observe, les faisant rouler entre la pulpe de ses doigts.

Ses yeux reviennent sur la glace et s’attardent une nouvelle fois sur l’image qu’elle reflète. La pâleur de son visage contraste avec la noirceur capillaire. Ses lèvres serrées autrefois d’un tendre rose framboise ont l’air d’avoir été délavées. Ses joues sont creusées, ses yeux cernés de noir…

« Qu’est-ce qu’il m’arrive ? »

Ce questionnement intérieur lui échappe involontairement, comme par réflexe. C’est sans aucun doute parce que son inconscient connait déjà la réponse mais qu’elle refuse cette implacable vérité.

Les yeux rivés sur son reflet, Dulcinée fait glisser la fermeture éclair du haut de son survêtement, laissant apparaitre un tee-shirt blanc à large encolure. De ses doigts graciles, elle tire sur l’ourlet du col, l’étirant lentement jusqu’au bas de la pointe de son épaule. Elle se tourne de trois quart et observe dans la glace le bas de sa nuque et le haut de son épaule. Sa peau autrefois si douce et régulière est envahie d’imperfections : des taches brun-grisâtre de forme arrondie, des croûtes autrefois suintantes et à présent jaunies. Inutile qu’elle en dévoile d’avantage : depuis quelques semaines, le cuir fin de son dos se recouvre de ce qu‘elle avait pris, au début, pour une simple poussée d’eczéma.

Un mois auparavant, elle avait consulté son médecin généraliste à propos de ces symptômes. Elle lui parla aussi de ces nausées qui lui pourrissaient l’existence depuis un moment et de ce goût métallique dans la bouche, omniprésent et rendant tous les aliments si fades. Perplexe, le médecin l’avait ensuite longuement questionnée : était-elle particulièrement stressée en ce moment, dormait-elle bien, avait-elle changé quelque chose dans ses habitudes en matières de produits alimentaires, d’hygiène corporel ou de lessive. Dulcinée avait répondu à la négative à toutes les questions à l’exception de la première. Son couple traversait depuis plusieurs semaines une mauvaise passe, son travail s’était lui aussi dégradé. Elle lui avoua que tout cela l’épuisait au point qu’elle passait plus de nuit sur le canapé que dans son lit, ne se sentant pas s’endormir. Au final, il lui avait prescrit une série d’examen de routine afin d’écarter une allergie ou une quelconque infection et l‘avait orienté vers un psychiatre estimant que la jeune femme avait besoin d‘un coup de pouce pour traverser une phase peut-être un peu trop difficile pour elle psychologiquement. Les analyses ne révélèrent rien de particulièrement troublant : pas d’infection, ni de maladie grave latente. Au bout de trois séances, le psychiatre avait déclaré à Dulcinée qu’elle était parfaitement normale dans sa façon d’aborder son couple et de gérer son stress. En résumé Dulcinée n’avait rien ni sur le plan physiologique, ni sur le plan psychologique…

Devant son psyché, la jeune femme qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été ferme les yeux tout en ruminant intérieurement.

« Quelle conne ma pauvre fille ! Tu fous tout en l‘air à t‘angoisser d‘un rien. Regarde à quoi tu ressembles… Evid' a bien raison : t‘es qu‘une abrutie qui fait d‘un petit rien une montagne. »

Elle poursuit sa réflexion en songeant à la chance qu’elle a d’avoir épousé un tel homme, si prévenant envers une femme si difficile à vivre et toujours mal fichue. Sournoisement et sans aucun ménagement, son reflet s’adresse à elle d’une voix moqueuse :

« - Hé Ho ma cocotte ! Faudrait peut-être qu’t’ouvres tes mirettes, non ? Waw, c’est clair t’as un mari formidable… C’est sûr, laisse moi rire !

A son double de l’autre côté du miroir, Dulcinée réplique sèchement :

- Quoi ?! Qu’est-ce que tu lui reproches ? Il bosse comme un con toute la journée et le soir c’est lui qui s’tape tout le boulot : le repas, la vaisselle, les papiers.

Entre les deux Dulcinée, la copie Pragmatique et la réelle Amoureuse, s’engage alors un dialogue singulier :

- Ha ha ha ! T’es une comique, dis-moi … Ou alors t’es la reine des naïves ! Il bosse comme un con toute la journée… C’est quand qu’il fait ça ? A 8h45 quand il s’lève et que toi tu pars bosser ? A midi quand il va bouffer au restos avec ses clients jusqu‘à 15 heures ? Quand tu rentres de ton travail à 19h30 et que tu l’trouves avachi sur le canapé ou devant l’ordinateur ? …

- ça va ! Il vient de créer son entreprise, et il passe beaucoup de temps à prospecter de nouveaux marchés. Ça demande de l’énergie tout ça…

- Laisse-moi rire ! T’en connais beaucoup des chefs d’entreprise croulant sous l’travail qui peuvent pas se sortir de salaire, pas même de quoi faire le plein de leur bagnole ? Et puis ses clients, parlons-en, justement ! Tu parles d’une prospection : sa famille, la tienne, des anciens copains de classe… Pfff… Faut croire que tu l’fais exprès ! Ce mec te prend pour une conne, tu l’vois pas ça ? En attendant quand il faut passer à la caisse c’est qui qui casque, hein ?

- Ben, il m’offert un beau manteau et une super soirée samedi dernier….

- Arrête,… si c’était si pas pitoyable je m’écroulerai de rire devant ta bêtise… Un manteau au rabais et une pizzeria… Pfff… Tu parles d’un effort… en deux mois… Ah ah ah !!! Juste une question, la semaine dernière, t‘as claqué combien pour que monsieur puisse jouer au football avec des chaussures « correctes » ? Et il y a une dizaine de jours, les outils que tu lui as offerts, hein, tu les as eu gratos peut-être ?

- C’était son anniversaire… alors…

- Ah ouais son anniversaire ? Et pour l’tien, t’as eu quoi à par trois pauvres marguerites cueillies à la va-vite on ne sait où et un bouquin pourri acheté une misère dans un vide-grenier ?

- C’est l’intention qui compte, pas le prix… Tu m’agaces à la fin ! A croire qu’il n’y a que le fric qui compte pour toi ! Evidence compense largement par des attentions : depuis plus de deux mois, il s’évertue à me faire tous les plats que j’aime…

- Tu parles ! Pour sûr, sa cuisine est vraiment à ton goût ! T’as pas remarqué que tu es malade comme un chien après chaque repas qu’il dit te mijoter avec amour…

- Qu’est-ce que tu t’insinues par là ?

- Rien… Je n’insinue rien… Mais avoue que c’est étrange, d’autant que, lorsque ta mère est venue passer quelques jours chez vous, sa cuisine à elle, ne t’a rien fait … »

- Pfff… N’importe quoi !

- Eh mollo Miss Nunuche de Chez Loveland ! T’oublie qu’on vit toutes les deux dans le même corps ! Alors j’sais d’quoi j’parle ! J’ai rongé mon frein suffisamment longtemps, te laissant le devant de la scène !

- Madame est trop bonne ! Tu veux peut-être que je te remercie et que je m’éclipse ? » rétorque sèchement l’Amoureuse

Perfidement, la Pragmatique lui crache au visage :

« -Très drôle ! T’as pas encore pigé ? T’as pas besoin d’approuver ce que j’t’dis, ni de te cacher dans ton coin ! C’est fini c’temps-là ma Cocotte ! J’suis pas là pour qu’on se batte. Au contraire, il est temps que toi et moi nous nous retrouvions ! »

De l’oblong miroir, la main de la Dulcinée terre-à-terre s’échappe pour saisir le bras de la Dulcinée cœur tendre. D’un mouvement brusque et faisant preuve d‘une force insoupçonnée, elle attire le corps de cette dernière contre la paroi glacée qui se dérobe au moment même où le perfide reflet gronde :

« Ouvres les yeux et affronte la vérité qui se trouve de mon côté ! »

S’attendant au choc brutal contre une surface dure et lisse, la jeune femme ferme les yeux dans un réflexe faussement protecteur. Son bras, puis son visage et le reste de son corps entre dans une sorte de substance liquide et solide à la fois. Les paupières s’ouvrent pour découvrir un univers étrange : tout est flou, fluide et scintillant. Peu à peu les deux entités qui se querellaient il ya quelques secondes continuent de progresser tout en entamant une fusion. Les reflets argentés dansant autour d’elles sont de plus en plus pressants et aveuglants. Ses yeux clignent de plus en plus jusqu'à se fermer tandis que la à-présent-réunifiée continue d’avancer en ligne droite.

Peu à peu, des sons lui parviennent de façon étouffée puis de plus en plus précise… Il y a beaucoup de monde visiblement… Avec appréhension, la jeune femme s’approche d‘un pas lent et mal assuré. Elle saisit quelques bribes de conversations… On parle de suicides, de brancards, de cancers ; les mots Docteurs, Infirmières, Patients reviennent souvent… Tandis qu'elle sent son corps basculer dans le vide, une pensée fulgurante l’envahit :

« Un hôpital ! Qu’est-ce que je fiche dans un hôpital ???? »

Ses paupières ayant fini de jouer les capricieuses, Dulcinée ouvre enfin les yeux … Elle est bien dans un clinique ou un hôpital. Elle est à présent couchée sur un matelas un peu trop dur à son goût. Elle n’a ni chaud, ni froid… Son corps lui parait à la fois lourd et léger. Cette sensation étrange n’est pas désagréable, au contraire, mais quelque chose cloche. Elle n’est pas seule dans la pièce. Evidence est à son chevet : il la regarde un sourire étrange fendant ses lèvres…

Elle veut lui parler, mais un sanglot faible détourne son regard vers les pieds du lit. La pleureuse n’est autre que sa mère... Etrange, cela n’est pas dans ses habitudes... Visiblement anéantie, la soixantenaire, un mouchoir roulé en boule dans une main, se lève et sort doucement de la chambre. Interloquée, la brune alitée fixe ses noires prunelles sur la seule personne encore présente à ses côtés : son époux. La main de ce dernier quitte la sienne tandis qu‘il se lève et se dirige vers la penderie. Clignant des paupières, elle continue de l’observer et l‘entend formuler en employant le ton de quelqu‘un qui a enfin obtenu ce qu‘il voulait :

« Et voilà, ma chérie, tu vas enfin me foutre la paix …»

A une vingtaine de kilomètres de la maison Fayard, les vagissements d’un nouveau né brisèrent la quiétude du lotissement dortoir de la ville voisine. Un enfant était venu en ce bas monde avec pour seuls témoins de sa naissance un couple de voisins, une mère célibataire, une équipe de pompiers et un médecin urgentiste. Tandis que l’enfant se réchauffait contre le sein de sa génitrice, Dulcinée plongea plus profondément dans ses songes, comme happée dans les abysses glaciales du néant.

Dans sa chute, elle étire les bras, espérant toucher du bout des doigts des parois dans les ténèbres. En vain… Désorientée, apeurée, impuissante, elle laisse l’effroyable descente se poursuivre.

Peu à peu, une étrange sensation d’apaisement l’envahit tandis qu’un faible ronron entrecoupé de sifflements se rapproche. Ce sont ensuite des sons, puis des mots qui viennent caresser les oreilles de la jeune femme. Chaque parcelle de Dulcinée se tend vers cette douce voix au timbre féminin si familier. Après des secondes qui lui parurent durer des heures, voilà ce qu’elle entend :

« Dérisoire illusion de la banalité, beaucoup d’humains ont perdu l’Instinct Primaire, certains l’utilisent tout les jours sans s’en douter, rares sont ceux qui ont conscience de son existence. Beaucoup le surnomme Instinct de Survie. Ceux-là sont des borgnes au milieu des aveugles : ils ont conscience de la partie émergée de l’iceberg, mais ne perçoivent aucunement ce qui se cache sous l’eau. D’autres l’ont baptisé Aura. Ces myopes de l’âme perçoivent la totalité de l’iceberg, mais n’en maitrisent pas la dérive lente. Viennent ensuite ceux capables de voir, de sentir, ceux pour qui le temps importe peu… »

Tandis que le corps onirique de Dulcinée flotte dans le noir sidéral, la voix se tait un bref instant, puis poursuit :

« Mon enfant, c’est à ces derniers que tu appartiens. Comme eux, tu peux voir l’invisible, entendre le silence… Dulcinée, ta course dans les remous de ta mémoire s'achève : nourris toi de ton passé, enrichis-le de ce que le présent t’apprendra. Et surtout, n’oublie jamais que chaque boomerang lancé revient toujours vers celui qui l’a envoyé. »

En un dernier murmure léger comme le souffle tiède d’une brise printanière, la voix conclut :

« Ne t’inquiètes pas, le temps ne sera pas long après ton éveil pour que tu comprennes. »

« C’est quoi ce bazar !!!  Que quelqu’un me réveille ! » hurle la jeune femme en reprenant sa chute vertigineuse jusqu’à ce que son dos heurte une surface froide, un peu rêche.